lundi 25 avril 2011

Voir le Tarot avec des yeux mal-élevés

note : cet article était initialement publié sur l'autre blog : "du-tarot", il a été déplacé ici car peut-être plus approprié au contexte du présent blog.

À propos du Tarot, un certain Nojamandre écrivait il y a peu sur un forum internet :
Postulat de départ: le graphisme a un sens et rien n'est laissé au hasard, or cas de carte abîmé par le temps qui laisserait place au doute (couleurs, forme, chiffre, nom etc.).(...) Je suppose que ceux qui l'ont conçu savaient dessiner, disposaient de connaissance technique du dessin et des proportions anatomique 
qui m'inspira les commentaires suivants :


Du Hasard et de l'inspiration
"Rien n'est laissé au hasard" : si cela est possible, admettons le, en gros.
Toutefois la comparaison de différents tarots anciens témoigne d'un espace de liberté pour les graveurs (voire les cartiers en ce qui concerne les couleurs), une place pour leur expression dans la tradition qu'ils perpétuent, place qui se restreint avec l'éloignement de la "Tradition" (pas seulement au sens chronologique). Les cartiers de Marseille (plus tardifs) respectent quasiment tous un "canon" moins variable qualifié de "type II" suivant la typologie établie par Thierry Depaulis en 1986 - d'aucuns (pas des moindres, par exemple l'érudit ami Charly Alverda) sont convaincus que c'est la nécessité de fixer la tradition en train de se perdre qui entraîne cette stabilisation d'un modèle (redondant suivant l'interprétation hermétiste des cartes par C.A.).

Les yeux mal-élevés
Que sont les critères du "savoir dessiner" ? Comment lire la notion de proportions et de représentation ?
L'observateur cité au début se base visiblement sur des critères largement partagés de nos jours.
C'est peut-être oublier que nous vivons dans un monde où l'œil est principalement et hégémoniquement dressé à la perspective telle qu'elle est entendue depuis la Renaissance, celle de Brunelleschi(1) et Alberti.
Les graveurs qui nous intéressent, ceux de nos Tarots, avaient certainement connaissance de ces techniques de représentations, mais évidemment aussi et surtout d'autres techniques.
Au delà des techniques, les modes de représentations sont des manières de voir et dire le monde, autre technique de représentation implique autre vision :
- anamorphose disait récemment un très sensible et pertinent observateur des Tarots (Logos), anamorphse dont l'époque de la naissance des Tarots a raffolé (voir Daniel Arasse et Jurgen Baltruŝaitis plutôt que Jacques Lacan)
- perspective byzantine rapportait un autre (Stephen Mangan)...
"Mauvais dessin" et erreurs dus à "l'ignorance crasse des cartiers" écrivait Papus, "jeux grossiers" reprenait Oswald Wirth, et répéteront encore ceux qui ont les yeux trop bien éduqués.

Il convient vraisemblablement de nous tordre un peu les yeux pour les faire sortir de notre vision monomaniaque conditionnée au point de fuite lorsqu'on regarde les Tarots.

Le plan
Banalité pour l'étudiant en histoire de l'Art, qui ne va pourtant pas sans dire pour tout le monde : "ce qui est au premier plan" au sens de la perspective (pour ce qu'on peut la projeter) n'est pas forcément devant.
Ce qui est de grande taille n'est pas forcément plus proche.

Le plus petit commun dénominateur vs la Tradition
Beaucoup de Tarots sont des chefs-d'œuvres au sens du compagnonnage. Cette observation est particulièrement importante pour les cartes des graveurs cartiers que sont par exemple Jean Noblet et probablement Jacques Viéville. En conséquence ces chefs-d'œuvres ne sauraient être vus comme des éléments d'une production en série (celle de tous les Tarots d'un certain motif) avec des variations uniquement liées aux modes de productions (donc au premier chef au talent du graveur), mais sont bien des productions uniques.

Limiter le Tarot et la tradition qu'il porte au plus petit dénominateur commun est une fausse route, le Tarot n'est pas un langage de notation, ils sont une expression.

Cette approche est vaine faute d'exhaustivité, il est impossible de découvrir la partition qui a inspiré les Tarots ; en outre un jeu de Tarots n'est pas meilleur ou moins bon au regard du respect d'un modèle (supposé et variable suivant chaque auteur, il y a autant de "tarot originel" que de personnes qui acceptent cette idée). Les Tarots de cartiers sont, chacun dans leur unicité, l'expression vivante de la Tradition, non l'interprétation d'une fraction de cette Tradition - ce qui reste valable que l'on se place du point de vue de la vision occultiste du Tarot comme du point de vue de l'historien.

Notes
(1) À propos de Brunelleschi, il est particulièrement important de se rappeler que pour prouver la vérité de son expérience de perspective, il utilisait un miroir ; cela fait écho à tous nos Tarots qui sont gravés comme il se doit à l'envers, l'impression joue le rôle d'un miroir révélateur, et nous auront bien sûr une pensée particulière pour le Tarot de Jacques Viéville et certaines écritures en reflets.

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